M. Jean Dufourcq, Géostratégie de l’atlantique : penser la sécurité globale ?
Youssef MAAROUFI
Introduction
En élaborant cette réflexion sur la géostratégie de l’atlantique sud, j’ai été guidé par deux perspectives complémentaires: mettre autant que faire se peut l’espace atlantique à l’abri de possibles conséquences tragiques de la crise actuelle et essayer de faire de cette zone un laboratoire du développement sécurisé pour l’après-crise. Car comme partout ailleurs dans le monde globalisé, dans l’espace atlantique, sécurité et développement sont intimement liés. Aussi la question que je vais m’efforcer de traiter est la suivante: comment sécuriser au mieux le développement durable de l’espace atlantique, malgré la crise, ou grâce à elle? Et je réclame par avance votre indulgence car je m’en tiendrai à des idées générales.
En première analyse, l’espace atlantique n’est pas la zone la plus conflictuelle de la planète et la paix relative qui y règne ne semble pas pour l’instant menacée. Ce qui nous incite à commencer par une analyse académique.
En fait la sécurité de l’espace atlantique est une combinaison de trois facteurs distincts. Elle résulte d’abord de la sécurité des quatre continents qui le bordent, ensuite des interactions stratégiques entre continents, enfin du rôle stratégique qu’y jouent les acteurs extérieurs à la zone. Quant au développement, il va son propre rythme dans chaque compartiment de cet espace et chacun voit qu’il ne se pose pas dans les mêmes termes au Nord et au Sud de l’atlantique d’un côté, à l’Ouest américain et à l’Est européen et africain, de l’autre.
Mais chacun voit aussi que le développement de l’espace atlantique n’a pas encore tiré parti du fort potentiel de complémentarité de la zone, ni de la sécurité relative qui y règne et qu’il est confronté de façon très différenciée à la crise du fait de multiples asymétries.
Aussi pour penser la sécurité globale de cet espace atlantique, je vous propose trois temps: d’abord revenir sur la géostratégie régionale, puis confronter cet espace atlantique aux grands défis du 21ème siècle, enfin en tirer quelques pistes de recommandations pour le consolider et lui permettre de tirer solidairement son épingle du grand jeu de la mondialisation
Premier point : la géostratégie régionale pour commencer.
Vu de l’extérieur, l’espace atlantique est un vaste continent liquide, un continent maritime composé de deux continents conjugués, les deux Amériques d’un côté, le continent européen et l’africain, de l’autre. Notons que le Maroc, comme le Portugal d’ailleurs, se situe pratiquement au centre de gravité de ce système et que ce n’est pas complètement un hasard si nous sommes ici aujourd’hui. Nous sommes dans l’un des vrais « hubs » atlantiques.
A la jointure des continents conjugués, il y a les deux « méditerranées » ; la première, l’américaine, avec la mer de Caraïbes et le golfe du Mexique, qui est connectée via Panama à l’océan Pacifique et la seconde, l’atlantique, avec la zone archipélagique des Açores, de Madère et des Canaries, connectée via Gibraltar et Suez, à l’Océan Indien .
Une zone fortement compartimentée donc, ouverte sur les autres espaces océaniques de la planète, et une zone aux fortes personnalités stratégiques.
Au Nord, en effet, Amérique et Europe, sont deux compartiments au développement comparable ; ils sont liés par une alliance militaire de 60 ans d’existence ; ils ont établi depuis la deuxième guerre mondiale des axes stratégiques d’échanges maritimes, très au Nord initialement, sur la route arctique de ravitaillement de l’URSS, puis plus au Sud vers la Manche, et enfin aujourd’hui vers l’ouvert de la Méditerranée ; ils entretiennent cette route stratégique qui n’a cessé de se rapprocher du continent africain et, via le couloir méditerranéen, du Moyen orient asiatique, en raison de l’importance des champs de pétrole et de la sécurité d’Israël.
Au Sud, Amérique du Sud et Afrique, sont deux compartiments proches qui n’ont entre eux que peu de rapports structurés et qui ont perdu de l’importance stratégique avec la marginalisation de la route du Cap et de celle du Horn, puis la fin de l’activité de perturbation indirecte soviétique après la guerre froide.
Et puis n’oublions pas, tout en bas, le vaste continent démilitarisé depuis 1959 de l’Antarctique.
Voilà brossé rapidement l’espace stratégique atlantique. Je m’en tiendrai là.
Les questions de sécurité maintenant.
Elles sont à considérer à la fois en interne, continent par continent, et en externe, dans les relations stratégiques entre continents et dans le jeu des acteurs extérieurs. Un bref survol de ces paramètres révèle en fait la relative stabilité stratégique qui y règne et l’asymétrie du système qui le compose.
Dans la première catégorie, constatons que l’insécurité concerne surtout l’Afrique car en Amérique et en Europe, les questions stratégiques ne se posent plus en termes de guerre et de tensions interétatiques depuis la fin de la 2ème guerre mondiale et de la guerre froide. Ces continents sont unifiés stratégiquement et sécurisés militairement. En Amérique du Sud, le continent a commencé à se penser stratégiquement il y a longtemps dès les années 40 avec notamment le projeccao continental do Brasil du colonel Travassos. Les questions de défense y sont régulées et les tensions interétatiques, qu’elles soient de souveraineté ou d’influence, sont administrées par le droit international et gérées par les compétitions politiques et économiques ; elles n’ont plus de réelle dimension militaire.
Restent toutefois les défis radicaux posés à certains Etats sud-américains par des dissidences politiques, criminalisées par le trafic de la drogue, qui appellent des réponses militaires, policières et économiques mieux coordonnées régionalement. On observe aussi que, pour des raisons d’autorité stratégique régionale et de contestation idéologique dopée par la rente pétrolière, certains Etats se réarment et cherchent à s’établir en puissances régionales, imitant la turbulence de Cuba, le perturbateur récurrent de la zone depuis des décennies.
Subsiste également pour tous, Américains et Européens, la question cruciale des vulnérabilités collectives au terrorisme qu’ils tentent de résoudre par la solidarité et la coordination policière internationales, sous l’impulsion de la « guerre globale contre le terrorisme » déclenchée par la précédente administration américaine.
Mais c’est le continent africain qui présente de vraies fragilités endémiques ; l’insécurité latente qui y règne résulte surtout de l’instabilité politique interne et de la fragilité d’Etats encore jeunes. Ces Etats souvent peu liés en interne comme en externe n’ont pas réussi en général à stabiliser administrativement et économiquement des populations parfois hétéroclites et des territoires trop vastes et insuffisamment quadrillés. Les conflits ouverts y prolifèrent et c’est en Afrique qu’on trouve le plus grand nombre de victimes de violence armée depuis la fin de la guerre froide. Inutile de dresser ici la liste des conflits passés et présents de ce continent. A ces pays africains dont la souveraineté est fragile et le développement précaire correspondent des zones de vulnérabilité maritime croissante, puisque on observe dans le Golfe de Guinée une montée en puissance de la piraterie qui atteint aujourd’hui 1/3 de celle qu’on observe en Océan Indien. Ces aussi cette fragilité générale qu’exploitent les trafiquants en tout genre qui essayent d’implanter dans toutes les zones moins administrées leurs activités criminelles. On voit partout surgir la perspective de narco-états sur un modèle importé d’Amérique du sud.
Pour conclure ce bref survol des continents en matière de sécurité, une véritable asymétrie stratégique avec un point noir, l’Afrique et sa violence armée endémique.
Dans la deuxième catégorie, celle des relations intercontinentales, on relève avec le géopoliticien Haushofer la « verticalité du système international» et la conjugaison des continents, les systèmes panaméricain et eurafricain déjà évoqués. On note au passage que, pour beaucoup, la véritable limite stratégique entre atlantique nord et sud est constituée par le tropique du cancer (c’est aussi la limite sud de la zone d’action de l’Otan) et qu’à l’évidence les problèmes de sécurité intercontinentaux qui se posent sont couverts au Nord par l’alliance atlantique établie par le traité de Washington de 1949. Aussi c’est dans l’hémisphère sud que le système de sécurité semble le plus faible.
Dans l’hémisphère austral, on sait que le continent sud-américain a toujours fait l’objet d’un soin attentif de la part de l’US Navy. Et que les débats ont été nombreux avant les années 40 pour savoir s’il fallait défendre le lac américain (c'est-à-dire la Caraïbe) ou mieux le quart de sphère en allant jusqu’à la pointe du Brésil, ou même encore tout l’hémisphère via un système interaméricain de sécurité s’appuyant sur le Brésil au Sud. Mais la 2ème guerre mondiale est passée sans qu’un système émerge. La priorité est allée à l’Atlantique Nord et les tentatives d’OTAS (organisation du traité de l’atlantique Sud) après le pacte de Rio en 1947, les conférences de Nairobi (1951) et de Dakar (1954) ont été des échecs malgré la montée en puissance de la présence navale soviétique qui entretenait une perturbation régionale. L’administration Reagan a relancé la réflexion dans les années 80 et une idée de défense commune entre Etats Sud-américains a réapparu; une conférence sur la défense de l’atlantique Sud a même été convoquée à Buenos Aires en mai 81 et des manœuvres conjointes effectuées. Mais l’affaire des Malouines/Falklands a bloqué cette évolution non sans qu’un accord de facilités entre le Maroc et les autorités américaines ait été signé en mai 1982. Ce profil bas s’installe dès 1982 même si le retour militaire des Britanniques dans les Falkland a rétabli une certaine centralité stratégique dans l’atlantique sud. La stabilité sera recherchée par la réduction des tensions locales et le strict encadrement de l’influence soviétique. Une dernière tentative d’OTAS verra le jour via la création d’une zone de paix et de sécurité qui associera, en 1986, 21 pays africains aux pays atlantiques du Mercosur. Elle sera sans lendemain. Aujourd’hui la perturbation liée au récent activisme vénézuélien déclenche la question de la dimension sécurité du Mercosur et le retour d’une manœuvre indirecte de la flotte russe dans la méditerranée américaine suscite la relance d’une 4ème flotte de l’US Navy.
Mais somme toute, une relative stabilité stratégique intercontinentale règne dans l’hémisphère sud malgré l’absence de structure ou e mécanismes dédiés à la sécurité de l’espace maritime de l’atlantique austral.
Dans la troisième catégorie des acteurs extérieurs, il faut relever aujourd’hui essentiellement encore le cas de l’hémisphère sud. C’est dans le compartiment austral que les nouvelles puissances, les fameuses BRIC, se manifestent de façon active. Elles interviennent non pas dans le domaine de la sécurité directement mais dans le domaine stratégique pour tirer parti de la zone et de son formidable potentiel de richesses, pour s’accaparer une partie du réservoir de matières premières, notamment énergétiques, mais aussi agroalimentaires avec les terres arables, et aussi pour s’installer en tension s’il le faut sur les marchés notamment africains. On côtoie dans ces activités stratégiques aux prises avec le Brésil, l’Argentine et le Nigéria, des acteurs extérieurs familiers de l’espace maritime mais qui montent en puissance la Chine, l’Inde, la fédération de Russie, mais aussi l’Iran ou la Corée du Sud. Mentionnons pour clore ce tour d’horizon de la géostratégie atlantique les nouvelles interrogations que soulève avec le réchauffement climatique avec la perspective d’ouverture d’une route maritime arctique au fort potentiel qui déclenche une compétition stratégique canado-russe pour son contrôle que tentent d’arbitrer les Etats-Unis.
La compétition stratégique en Atlantique intéresse les grandes puissances établies et celles qui sont en devenir mais elle n’a pas aujourd’hui de dimension militaire.
Deuxième point : la nouvelle donne de la sécurité durable au XXIème siècle
Les pays riverains de l’Atlantique sont confrontés à des défis généraux dont je voudrais esquisser les principales conséquences en matière de sécurité. Ces défis sont aggravés par la crise de la mondialisation largement évoquée au long de ce forum.
En première approche, cette nouvelle donne de la sécurité durable se présente pour les différents acteurs comme une double exigence :
• tout d’abord orchestrer le glissement de la question traditionnelle de la défense des Etats qui a prévalu au cours du siècle précédent vers les questions de la sécurité des peuples atlantiques qui vivent dans l’incertitude, la violence, et notamment la violence économique et sociale.
• ensuite, se préoccuper de renforcer collectivement la sécurisation des moyens du développement et de consolider solidairement les approvisionnements énergétiques qui sont à la fois une richesse et une nécessité atlantique.
Plus généralement, il s’agit pour eux de faire face ensemble aux trois défis du 21ème siècle que la crise systémique actuelle exacerbe : la révolution démographique, l’exigence écologique et le grand réaménagement des marchés mondiaux.
La sécurité globale de l’espace atlantique passe par la maîtrise collective de ces défis ; elle nécessite un travail commun pour sauvegarder ce qu’on pourrait appeler les biens communs régionaux, identifiés comme le socle du développement atlantique, à savoir, la croissance, le bien être, l’équité, la solidarité humaine et culturelle et la sécurité collective qui constituent le socle de l’identité atlantique. Il s’agit de faire face ensemble non pas à une menace militaire mais à une instabilité systémique qui crée de l’insécurité régionale.
Quelques éléments permettent d’illustrer ces défis communs qui appellent un traitement collectif.
• La révolution démographique concerne directement notre région car si la transition démographique est en cours sur toute la planète, elle est encore retardée sur le continent africain qui est le continent qui va connaître la plus forte progression de sa population d’ici 2050 pour atteindre 1,5 milliard d’habitants, à l’égal de la Chine et de l’Inde. Elle a également un impact sur la centralité atlantique qui du fait de la stagnation démographique de l’Atlantique Nord va perdre de sa centralité économique et stratégique au profit d’une nouvelle centralité asiatique.
• L’exigence écologique touche également l’espace atlantique directement. Elle établit de nouvelles obligations et de nouvelles normes qui s’appliquent à des sociétés au développement différencié. Une application intelligente collective des nouvelles contraintes doit permettre d’éviter les entraves ou des régulations excessives du développement des sociétés notamment africaines pour gérer ce luxe des pays riches. Par ailleurs, c’est dans l’hémisphère austral que se trouvent les deux poumons verts de la planète, la forêt amazonienne et la forêt congolaise. La gestion coordonnée de ces éponges à gaz carbonique est sans doute nécessaire à l’équilibre carboné de la planète et ce bien commun régional doit être appréhendé et valorisé collectivement, il doit permettre de rééquilibrer l’espace régional.
• Le réaménagement des marchés mondiaux va se faire par une meilleure exploitation des matières premières, une meilleure gestion de la ressource notamment énergétique dont l’hémisphère austral est largement pourvu. Il ne doit pas se traduire seulement par un enlèvement général pour une transformation lointaine et une invasion de marchés laissés informe par une rente non développante. La sécurité globale de la zone passe par un meilleur équilibre entre la fourniture de matières premières, la transformation et le développement local.
Car ce qui est en jeu en matière de sécurité globale, c’est la réponse apportée au sentiment d’insécurité des populations, notamment les plus démunies de la zone atlantique. Il faut prendre en compte un sentiment d’inquiétude que la crise accroît et qui a tendance à bouleverser la mobilité humaine ordinaire de la zone et à en provoquer une criminalisation endémique qui a des effets tragiques sur la stabilité des Etats, en particulier africains, et sur les relations intercontinentales, notamment via une émigration de stress du sud vers le nord atlantique.
Ces problèmes de sécurité se posent de façon nouvelle. Il faut désormais chercher ailleurs que dans notre héritage militaire classique pour es traiter .Ce sont les besoins vitaux des hommes qui mettent en mouvement les peuples et nourrissent la conflictualité de la planète, au 21ème siècle comme hier. Et le monde des blocs n’est plus là pour réguler et étouffer ces tensions. Quelle sécurité globale, « tous azimuts », promouvoir, une sécurité suffisamment solidaire pour devenir durable dans l’espace atlantique?
Pour la favoriser, il faut sans doute combiner trois actions complémentaires : contrer les conflictualités émergentes, solder les dangers du passé, et mettre en place des régulateurs efficaces .
• la sécurité humaine et les besoins vitaux des hommes (alimentation, santé, énergie accessible, mais aussi sécurité individuelle, espoir, culture, progrès) sont à la base du développement humain des sociétés. Les négliger c’est accepter des déséquilibres durables fauteurs de troubles et de violences. Les pays riverains de l’espace atlantique doivent aujourd’hui s’inquiéter plus des asymétries vitales de la zone et y faire face solidairement pour stériliser désespoirs et frustrations sources de risques collectifs
• la sécurité culturelle n’est pas moins fondamentale. Il faut explorer le chantier des racines historiques, géographiques et économiques de la violence qui existent entre les sociétés, les peuples, les Etats. Il faut apaiser les tensions héritées et traiter les séquelles des frustrations héritées du passé, à l’intérieur des Etats, comme entre voisins et entre continents. C’est le rôle d’une vision souple et ouverte de la démocratie que de faciliter cette ambition post-historique de réconcilier les ennemis, de réparer les erreurs et de soigner les blessures de l’histoire des peuples. On en voit bien des applications entre les différents compartiments de l’espace atlantique
• la régulation multilatérale régionale est essentielle ; la médiation, l’arbitrage, l’écoute et la multipolarité sont des gages plus sûrs de sécurité que l’emploi de la force et l’exercice des contraintes même validées par une communauté internationale qui se veut impartiale. Cette régulation est essentielle à la prévisibilité des entreprises humaines et donc à la prévention des désordres qu’elles suscitent. Elle doit trouver une méthodologie régionale et une saisine spécifique par continents. La défense des biens publics régionaux en soutien d’une identité atlantique pourrait en être la charte ;
L’exposé d’une telle approche non conventionnelle de la sécurité globale atlantique ne cherche pas à invalider les méthodes plus classiques qu’emploie la communauté internationale quand elle s’appuie sur ses deux jeux de principes, ceux du droit international et ceux de la diplomatie préventive et de la responsabilité de protéger et quand elle actionne ses nombreux moyens techniques gouvernementaux, institutionnels ou non gouvernementaux.
Mais cette approche permet de se tenir mieux prêt à affronter toutes les instabilités génératrices de profondes crises sociales à la violence plus ou moins contenue qui vont continuer à fragiliser des sociétés au développement très diversifié mais dont la complémentarité et la solidarité régionale peuvent être mieux mobilisées.
Troisième et dernier point, en guise de conclusion quelques pistes d’effort.
La plus grande attention doit être apportée au développement humain dans toute l’espace atlantique car la grande crise systémique actuelle est lourde de conséquances sociales et de violences, surtout dans les compartiments les plus vulnérables. Le développement est non seulement un facteur d’apaisement des tensions mais aussi d’entretien des espérances collectives. Pour sécuriser le développement de l’atlantique, il faut profiter de la crise pour accroître la solidarité collective des riverains, réduire les asymétries existantes en tirant un meilleur parti des complémentarités régionales, notamment Sud/Sud. Il faut aussi que les trois compartiments américains et européen fassent de la sécurité en Afrique une priorité. Et que le compartiment africain s’organise de façon plus déterminante qu’aujourd’hui.
Au-delà de cette philosophie générale, il faut aussi mieux organiser concrètement l’espace atlantique pour renforcer sa sécurité globale. Sur la base de l’analyse proposée, on peut articuler quelques propositions d’action.
Proposition n°1 : un effort général et permanent de consultation stratégique et d’échanges prospectifs des riverains de l’Atlantique, par la création d’une sorte de Davos atlantique. L’ITA lancée à Skhirate peut en constituer la base ; elle doit s’ouvrir aux réflexions classiques sur les vulnérabilités de la zone, sur le contrôle des armements, sur la sécurité des grandes activités maritimes et celle des approvisionnements énergétiques.
Proposition n°2 : un instrument permanent de concertation des riverains de l’Atlantique Sud, faisant le pendant de celui de l’Alliance atlantique (Nord) permettrait des échanges militaires sur la sécurité des activités maritimes sensibles (pêche, cabotage, off-shore). Il éviterait que ne se développent des zones hors contrôle où les activités criminalisées pourraient se développer librement (piraterie, drogue, trafics humains, terrorisme affilié). Il permettrait la sensibilisation, l’alerte et la réduction des dangers comme cela se fait ailleurs (détroit de Malacca, Corne africaine). Il pourrait établir des patrouilles préventives régionales.
Proposition n°3 : un outil de coopération militaire au profit du continent africain pour lui permettre de renforcer sa capacité sous-régionale d’intervention au profit du maintien de la paix et de la stabilité régionale. La solidarité de tous les compartiments de l’espace atlantique est nécessaire pour progresser beaucoup plus rapidement dans cette voie qui a été ouverte, il y a plus de 10 ans. Elle doit devenir une priorité collective.
Proposition n°4 : une meilleure capacité d’identification des intérêts communs atlantiques par la constitution d’un noyau de « commission atlantique » formée de représentants de structures existantes (au moins UE, UA, Mercosur, Alena, OAE, Otan). Cette commission pourrait labelliser et rendre compatibles et cohérentes toutes les actions prises dans l’esprit atlantique développé ci-dessus. C’est à cette commission dont le secrétariat pourrait être installé dans un "hub" atlantique (Tanger?) que serait rattaché l’organe de sécurité collective de l’hémisphère sud objet de la proposition n°2.
Elles répondent à deux nécessités identifiées par ces travaux et dont la crise rend la réalisation plus urgente :
• favoriser une meilleure intégration de l’hémisphère austral en développant les complémentarités et les projets communs.
• créer une plus forte identité stratégique atlantique en contribuant à réduire l’asymétrie Nord/sud actuelle dans l’espace atlantique sur la base d’intérêts et de biens communs régionaux à développer.
Jean Dufourc, 290509
Directeur de recherche au Cerem, Paris. Ancien de la DEG, du CAP et de l’IHEDN à Paris, de la RP.UE à Bruxelles et ancien directeur de la recherche du collège de l’OTAN à Rome
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En élaborant cette réflexion sur la géostratégie de l’atlantique sud, j’ai été guidé par deux perspectives complémentaires: mettre autant que faire se peut l’espace atlantique à l’abri de possibles conséquences tragiques de la crise actuelle et essayer de faire de cette zone un laboratoire du développement sécurisé pour l’après-crise. Car comme partout ailleurs dans le monde globalisé, dans l’espace atlantique, sécurité et développement sont intimement liés. Aussi la question que je vais m’efforcer de traiter est la suivante: comment sécuriser au mieux le développement durable de l’espace atlantique, malgré la crise, ou grâce à elle? Et je réclame par avance votre indulgence car je m’en tiendrai à des idées générales.
En première analyse, l’espace atlantique n’est pas la zone la plus conflictuelle de la planète et la paix relative qui y règne ne semble pas pour l’instant menacée. Ce qui nous incite à commencer par une analyse académique.
En fait la sécurité de l’espace atlantique est une combinaison de trois facteurs distincts. Elle résulte d’abord de la sécurité des quatre continents qui le bordent, ensuite des interactions stratégiques entre continents, enfin du rôle stratégique qu’y jouent les acteurs extérieurs à la zone. Quant au développement, il va son propre rythme dans chaque compartiment de cet espace et chacun voit qu’il ne se pose pas dans les mêmes termes au Nord et au Sud de l’atlantique d’un côté, à l’Ouest américain et à l’Est européen et africain, de l’autre.
Mais chacun voit aussi que le développement de l’espace atlantique n’a pas encore tiré parti du fort potentiel de complémentarité de la zone, ni de la sécurité relative qui y règne et qu’il est confronté de façon très différenciée à la crise du fait de multiples asymétries.
Aussi pour penser la sécurité globale de cet espace atlantique, je vous propose trois temps: d’abord revenir sur la géostratégie régionale, puis confronter cet espace atlantique aux grands défis du 21ème siècle, enfin en tirer quelques pistes de recommandations pour le consolider et lui permettre de tirer solidairement son épingle du grand jeu de la mondialisation
Premier point : la géostratégie régionale pour commencer.
Vu de l’extérieur, l’espace atlantique est un vaste continent liquide, un continent maritime composé de deux continents conjugués, les deux Amériques d’un côté, le continent européen et l’africain, de l’autre. Notons que le Maroc, comme le Portugal d’ailleurs, se situe pratiquement au centre de gravité de ce système et que ce n’est pas complètement un hasard si nous sommes ici aujourd’hui. Nous sommes dans l’un des vrais « hubs » atlantiques.
A la jointure des continents conjugués, il y a les deux « méditerranées » ; la première, l’américaine, avec la mer de Caraïbes et le golfe du Mexique, qui est connectée via Panama à l’océan Pacifique et la seconde, l’atlantique, avec la zone archipélagique des Açores, de Madère et des Canaries, connectée via Gibraltar et Suez, à l’Océan Indien .
Une zone fortement compartimentée donc, ouverte sur les autres espaces océaniques de la planète, et une zone aux fortes personnalités stratégiques.
Au Nord, en effet, Amérique et Europe, sont deux compartiments au développement comparable ; ils sont liés par une alliance militaire de 60 ans d’existence ; ils ont établi depuis la deuxième guerre mondiale des axes stratégiques d’échanges maritimes, très au Nord initialement, sur la route arctique de ravitaillement de l’URSS, puis plus au Sud vers la Manche, et enfin aujourd’hui vers l’ouvert de la Méditerranée ; ils entretiennent cette route stratégique qui n’a cessé de se rapprocher du continent africain et, via le couloir méditerranéen, du Moyen orient asiatique, en raison de l’importance des champs de pétrole et de la sécurité d’Israël.
Au Sud, Amérique du Sud et Afrique, sont deux compartiments proches qui n’ont entre eux que peu de rapports structurés et qui ont perdu de l’importance stratégique avec la marginalisation de la route du Cap et de celle du Horn, puis la fin de l’activité de perturbation indirecte soviétique après la guerre froide.
Et puis n’oublions pas, tout en bas, le vaste continent démilitarisé depuis 1959 de l’Antarctique.
Voilà brossé rapidement l’espace stratégique atlantique. Je m’en tiendrai là.
Les questions de sécurité maintenant.
Elles sont à considérer à la fois en interne, continent par continent, et en externe, dans les relations stratégiques entre continents et dans le jeu des acteurs extérieurs. Un bref survol de ces paramètres révèle en fait la relative stabilité stratégique qui y règne et l’asymétrie du système qui le compose.
Dans la première catégorie, constatons que l’insécurité concerne surtout l’Afrique car en Amérique et en Europe, les questions stratégiques ne se posent plus en termes de guerre et de tensions interétatiques depuis la fin de la 2ème guerre mondiale et de la guerre froide. Ces continents sont unifiés stratégiquement et sécurisés militairement. En Amérique du Sud, le continent a commencé à se penser stratégiquement il y a longtemps dès les années 40 avec notamment le projeccao continental do Brasil du colonel Travassos. Les questions de défense y sont régulées et les tensions interétatiques, qu’elles soient de souveraineté ou d’influence, sont administrées par le droit international et gérées par les compétitions politiques et économiques ; elles n’ont plus de réelle dimension militaire.
Restent toutefois les défis radicaux posés à certains Etats sud-américains par des dissidences politiques, criminalisées par le trafic de la drogue, qui appellent des réponses militaires, policières et économiques mieux coordonnées régionalement. On observe aussi que, pour des raisons d’autorité stratégique régionale et de contestation idéologique dopée par la rente pétrolière, certains Etats se réarment et cherchent à s’établir en puissances régionales, imitant la turbulence de Cuba, le perturbateur récurrent de la zone depuis des décennies.
Subsiste également pour tous, Américains et Européens, la question cruciale des vulnérabilités collectives au terrorisme qu’ils tentent de résoudre par la solidarité et la coordination policière internationales, sous l’impulsion de la « guerre globale contre le terrorisme » déclenchée par la précédente administration américaine.
Mais c’est le continent africain qui présente de vraies fragilités endémiques ; l’insécurité latente qui y règne résulte surtout de l’instabilité politique interne et de la fragilité d’Etats encore jeunes. Ces Etats souvent peu liés en interne comme en externe n’ont pas réussi en général à stabiliser administrativement et économiquement des populations parfois hétéroclites et des territoires trop vastes et insuffisamment quadrillés. Les conflits ouverts y prolifèrent et c’est en Afrique qu’on trouve le plus grand nombre de victimes de violence armée depuis la fin de la guerre froide. Inutile de dresser ici la liste des conflits passés et présents de ce continent. A ces pays africains dont la souveraineté est fragile et le développement précaire correspondent des zones de vulnérabilité maritime croissante, puisque on observe dans le Golfe de Guinée une montée en puissance de la piraterie qui atteint aujourd’hui 1/3 de celle qu’on observe en Océan Indien. Ces aussi cette fragilité générale qu’exploitent les trafiquants en tout genre qui essayent d’implanter dans toutes les zones moins administrées leurs activités criminelles. On voit partout surgir la perspective de narco-états sur un modèle importé d’Amérique du sud.
Pour conclure ce bref survol des continents en matière de sécurité, une véritable asymétrie stratégique avec un point noir, l’Afrique et sa violence armée endémique.
Dans la deuxième catégorie, celle des relations intercontinentales, on relève avec le géopoliticien Haushofer la « verticalité du système international» et la conjugaison des continents, les systèmes panaméricain et eurafricain déjà évoqués. On note au passage que, pour beaucoup, la véritable limite stratégique entre atlantique nord et sud est constituée par le tropique du cancer (c’est aussi la limite sud de la zone d’action de l’Otan) et qu’à l’évidence les problèmes de sécurité intercontinentaux qui se posent sont couverts au Nord par l’alliance atlantique établie par le traité de Washington de 1949. Aussi c’est dans l’hémisphère sud que le système de sécurité semble le plus faible.
Dans l’hémisphère austral, on sait que le continent sud-américain a toujours fait l’objet d’un soin attentif de la part de l’US Navy. Et que les débats ont été nombreux avant les années 40 pour savoir s’il fallait défendre le lac américain (c'est-à-dire la Caraïbe) ou mieux le quart de sphère en allant jusqu’à la pointe du Brésil, ou même encore tout l’hémisphère via un système interaméricain de sécurité s’appuyant sur le Brésil au Sud. Mais la 2ème guerre mondiale est passée sans qu’un système émerge. La priorité est allée à l’Atlantique Nord et les tentatives d’OTAS (organisation du traité de l’atlantique Sud) après le pacte de Rio en 1947, les conférences de Nairobi (1951) et de Dakar (1954) ont été des échecs malgré la montée en puissance de la présence navale soviétique qui entretenait une perturbation régionale. L’administration Reagan a relancé la réflexion dans les années 80 et une idée de défense commune entre Etats Sud-américains a réapparu; une conférence sur la défense de l’atlantique Sud a même été convoquée à Buenos Aires en mai 81 et des manœuvres conjointes effectuées. Mais l’affaire des Malouines/Falklands a bloqué cette évolution non sans qu’un accord de facilités entre le Maroc et les autorités américaines ait été signé en mai 1982. Ce profil bas s’installe dès 1982 même si le retour militaire des Britanniques dans les Falkland a rétabli une certaine centralité stratégique dans l’atlantique sud. La stabilité sera recherchée par la réduction des tensions locales et le strict encadrement de l’influence soviétique. Une dernière tentative d’OTAS verra le jour via la création d’une zone de paix et de sécurité qui associera, en 1986, 21 pays africains aux pays atlantiques du Mercosur. Elle sera sans lendemain. Aujourd’hui la perturbation liée au récent activisme vénézuélien déclenche la question de la dimension sécurité du Mercosur et le retour d’une manœuvre indirecte de la flotte russe dans la méditerranée américaine suscite la relance d’une 4ème flotte de l’US Navy.
Mais somme toute, une relative stabilité stratégique intercontinentale règne dans l’hémisphère sud malgré l’absence de structure ou e mécanismes dédiés à la sécurité de l’espace maritime de l’atlantique austral.
Dans la troisième catégorie des acteurs extérieurs, il faut relever aujourd’hui essentiellement encore le cas de l’hémisphère sud. C’est dans le compartiment austral que les nouvelles puissances, les fameuses BRIC, se manifestent de façon active. Elles interviennent non pas dans le domaine de la sécurité directement mais dans le domaine stratégique pour tirer parti de la zone et de son formidable potentiel de richesses, pour s’accaparer une partie du réservoir de matières premières, notamment énergétiques, mais aussi agroalimentaires avec les terres arables, et aussi pour s’installer en tension s’il le faut sur les marchés notamment africains. On côtoie dans ces activités stratégiques aux prises avec le Brésil, l’Argentine et le Nigéria, des acteurs extérieurs familiers de l’espace maritime mais qui montent en puissance la Chine, l’Inde, la fédération de Russie, mais aussi l’Iran ou la Corée du Sud. Mentionnons pour clore ce tour d’horizon de la géostratégie atlantique les nouvelles interrogations que soulève avec le réchauffement climatique avec la perspective d’ouverture d’une route maritime arctique au fort potentiel qui déclenche une compétition stratégique canado-russe pour son contrôle que tentent d’arbitrer les Etats-Unis.
La compétition stratégique en Atlantique intéresse les grandes puissances établies et celles qui sont en devenir mais elle n’a pas aujourd’hui de dimension militaire.
Deuxième point : la nouvelle donne de la sécurité durable au XXIème siècle
Les pays riverains de l’Atlantique sont confrontés à des défis généraux dont je voudrais esquisser les principales conséquences en matière de sécurité. Ces défis sont aggravés par la crise de la mondialisation largement évoquée au long de ce forum.
En première approche, cette nouvelle donne de la sécurité durable se présente pour les différents acteurs comme une double exigence :
• tout d’abord orchestrer le glissement de la question traditionnelle de la défense des Etats qui a prévalu au cours du siècle précédent vers les questions de la sécurité des peuples atlantiques qui vivent dans l’incertitude, la violence, et notamment la violence économique et sociale.
• ensuite, se préoccuper de renforcer collectivement la sécurisation des moyens du développement et de consolider solidairement les approvisionnements énergétiques qui sont à la fois une richesse et une nécessité atlantique.
Plus généralement, il s’agit pour eux de faire face ensemble aux trois défis du 21ème siècle que la crise systémique actuelle exacerbe : la révolution démographique, l’exigence écologique et le grand réaménagement des marchés mondiaux.
La sécurité globale de l’espace atlantique passe par la maîtrise collective de ces défis ; elle nécessite un travail commun pour sauvegarder ce qu’on pourrait appeler les biens communs régionaux, identifiés comme le socle du développement atlantique, à savoir, la croissance, le bien être, l’équité, la solidarité humaine et culturelle et la sécurité collective qui constituent le socle de l’identité atlantique. Il s’agit de faire face ensemble non pas à une menace militaire mais à une instabilité systémique qui crée de l’insécurité régionale.
Quelques éléments permettent d’illustrer ces défis communs qui appellent un traitement collectif.
• La révolution démographique concerne directement notre région car si la transition démographique est en cours sur toute la planète, elle est encore retardée sur le continent africain qui est le continent qui va connaître la plus forte progression de sa population d’ici 2050 pour atteindre 1,5 milliard d’habitants, à l’égal de la Chine et de l’Inde. Elle a également un impact sur la centralité atlantique qui du fait de la stagnation démographique de l’Atlantique Nord va perdre de sa centralité économique et stratégique au profit d’une nouvelle centralité asiatique.
• L’exigence écologique touche également l’espace atlantique directement. Elle établit de nouvelles obligations et de nouvelles normes qui s’appliquent à des sociétés au développement différencié. Une application intelligente collective des nouvelles contraintes doit permettre d’éviter les entraves ou des régulations excessives du développement des sociétés notamment africaines pour gérer ce luxe des pays riches. Par ailleurs, c’est dans l’hémisphère austral que se trouvent les deux poumons verts de la planète, la forêt amazonienne et la forêt congolaise. La gestion coordonnée de ces éponges à gaz carbonique est sans doute nécessaire à l’équilibre carboné de la planète et ce bien commun régional doit être appréhendé et valorisé collectivement, il doit permettre de rééquilibrer l’espace régional.
• Le réaménagement des marchés mondiaux va se faire par une meilleure exploitation des matières premières, une meilleure gestion de la ressource notamment énergétique dont l’hémisphère austral est largement pourvu. Il ne doit pas se traduire seulement par un enlèvement général pour une transformation lointaine et une invasion de marchés laissés informe par une rente non développante. La sécurité globale de la zone passe par un meilleur équilibre entre la fourniture de matières premières, la transformation et le développement local.
Car ce qui est en jeu en matière de sécurité globale, c’est la réponse apportée au sentiment d’insécurité des populations, notamment les plus démunies de la zone atlantique. Il faut prendre en compte un sentiment d’inquiétude que la crise accroît et qui a tendance à bouleverser la mobilité humaine ordinaire de la zone et à en provoquer une criminalisation endémique qui a des effets tragiques sur la stabilité des Etats, en particulier africains, et sur les relations intercontinentales, notamment via une émigration de stress du sud vers le nord atlantique.
Ces problèmes de sécurité se posent de façon nouvelle. Il faut désormais chercher ailleurs que dans notre héritage militaire classique pour es traiter .Ce sont les besoins vitaux des hommes qui mettent en mouvement les peuples et nourrissent la conflictualité de la planète, au 21ème siècle comme hier. Et le monde des blocs n’est plus là pour réguler et étouffer ces tensions. Quelle sécurité globale, « tous azimuts », promouvoir, une sécurité suffisamment solidaire pour devenir durable dans l’espace atlantique?
Pour la favoriser, il faut sans doute combiner trois actions complémentaires : contrer les conflictualités émergentes, solder les dangers du passé, et mettre en place des régulateurs efficaces .
• la sécurité humaine et les besoins vitaux des hommes (alimentation, santé, énergie accessible, mais aussi sécurité individuelle, espoir, culture, progrès) sont à la base du développement humain des sociétés. Les négliger c’est accepter des déséquilibres durables fauteurs de troubles et de violences. Les pays riverains de l’espace atlantique doivent aujourd’hui s’inquiéter plus des asymétries vitales de la zone et y faire face solidairement pour stériliser désespoirs et frustrations sources de risques collectifs
• la sécurité culturelle n’est pas moins fondamentale. Il faut explorer le chantier des racines historiques, géographiques et économiques de la violence qui existent entre les sociétés, les peuples, les Etats. Il faut apaiser les tensions héritées et traiter les séquelles des frustrations héritées du passé, à l’intérieur des Etats, comme entre voisins et entre continents. C’est le rôle d’une vision souple et ouverte de la démocratie que de faciliter cette ambition post-historique de réconcilier les ennemis, de réparer les erreurs et de soigner les blessures de l’histoire des peuples. On en voit bien des applications entre les différents compartiments de l’espace atlantique
• la régulation multilatérale régionale est essentielle ; la médiation, l’arbitrage, l’écoute et la multipolarité sont des gages plus sûrs de sécurité que l’emploi de la force et l’exercice des contraintes même validées par une communauté internationale qui se veut impartiale. Cette régulation est essentielle à la prévisibilité des entreprises humaines et donc à la prévention des désordres qu’elles suscitent. Elle doit trouver une méthodologie régionale et une saisine spécifique par continents. La défense des biens publics régionaux en soutien d’une identité atlantique pourrait en être la charte ;
L’exposé d’une telle approche non conventionnelle de la sécurité globale atlantique ne cherche pas à invalider les méthodes plus classiques qu’emploie la communauté internationale quand elle s’appuie sur ses deux jeux de principes, ceux du droit international et ceux de la diplomatie préventive et de la responsabilité de protéger et quand elle actionne ses nombreux moyens techniques gouvernementaux, institutionnels ou non gouvernementaux.
Mais cette approche permet de se tenir mieux prêt à affronter toutes les instabilités génératrices de profondes crises sociales à la violence plus ou moins contenue qui vont continuer à fragiliser des sociétés au développement très diversifié mais dont la complémentarité et la solidarité régionale peuvent être mieux mobilisées.
Troisième et dernier point, en guise de conclusion quelques pistes d’effort.
La plus grande attention doit être apportée au développement humain dans toute l’espace atlantique car la grande crise systémique actuelle est lourde de conséquances sociales et de violences, surtout dans les compartiments les plus vulnérables. Le développement est non seulement un facteur d’apaisement des tensions mais aussi d’entretien des espérances collectives. Pour sécuriser le développement de l’atlantique, il faut profiter de la crise pour accroître la solidarité collective des riverains, réduire les asymétries existantes en tirant un meilleur parti des complémentarités régionales, notamment Sud/Sud. Il faut aussi que les trois compartiments américains et européen fassent de la sécurité en Afrique une priorité. Et que le compartiment africain s’organise de façon plus déterminante qu’aujourd’hui.
Au-delà de cette philosophie générale, il faut aussi mieux organiser concrètement l’espace atlantique pour renforcer sa sécurité globale. Sur la base de l’analyse proposée, on peut articuler quelques propositions d’action.
Proposition n°1 : un effort général et permanent de consultation stratégique et d’échanges prospectifs des riverains de l’Atlantique, par la création d’une sorte de Davos atlantique. L’ITA lancée à Skhirate peut en constituer la base ; elle doit s’ouvrir aux réflexions classiques sur les vulnérabilités de la zone, sur le contrôle des armements, sur la sécurité des grandes activités maritimes et celle des approvisionnements énergétiques.
Proposition n°2 : un instrument permanent de concertation des riverains de l’Atlantique Sud, faisant le pendant de celui de l’Alliance atlantique (Nord) permettrait des échanges militaires sur la sécurité des activités maritimes sensibles (pêche, cabotage, off-shore). Il éviterait que ne se développent des zones hors contrôle où les activités criminalisées pourraient se développer librement (piraterie, drogue, trafics humains, terrorisme affilié). Il permettrait la sensibilisation, l’alerte et la réduction des dangers comme cela se fait ailleurs (détroit de Malacca, Corne africaine). Il pourrait établir des patrouilles préventives régionales.
Proposition n°3 : un outil de coopération militaire au profit du continent africain pour lui permettre de renforcer sa capacité sous-régionale d’intervention au profit du maintien de la paix et de la stabilité régionale. La solidarité de tous les compartiments de l’espace atlantique est nécessaire pour progresser beaucoup plus rapidement dans cette voie qui a été ouverte, il y a plus de 10 ans. Elle doit devenir une priorité collective.
Proposition n°4 : une meilleure capacité d’identification des intérêts communs atlantiques par la constitution d’un noyau de « commission atlantique » formée de représentants de structures existantes (au moins UE, UA, Mercosur, Alena, OAE, Otan). Cette commission pourrait labelliser et rendre compatibles et cohérentes toutes les actions prises dans l’esprit atlantique développé ci-dessus. C’est à cette commission dont le secrétariat pourrait être installé dans un "hub" atlantique (Tanger?) que serait rattaché l’organe de sécurité collective de l’hémisphère sud objet de la proposition n°2.
Elles répondent à deux nécessités identifiées par ces travaux et dont la crise rend la réalisation plus urgente :
• favoriser une meilleure intégration de l’hémisphère austral en développant les complémentarités et les projets communs.
• créer une plus forte identité stratégique atlantique en contribuant à réduire l’asymétrie Nord/sud actuelle dans l’espace atlantique sur la base d’intérêts et de biens communs régionaux à développer.
Jean Dufourc, 290509
Directeur de recherche au Cerem, Paris. Ancien de la DEG, du CAP et de l’IHEDN à Paris, de la RP.UE à Bruxelles et ancien directeur de la recherche du collège de l’OTAN à Rome
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